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Du même « Match » d’octobre 1950…
Ecrit au jour le jour
Derrière les barricades de bambous
Carnet d’un chef de poste
Voici de larges extraits du « Carnet d'un chef de poste », journal rédigé par un sous-officier annamite de l'armée d'Indochine et destiné à ses camarades français. Ce carnet préfacé par le général Alessandri, commandant les forces terrestres en Extrême-Orient, est réservé aux chefs de postes. Nous le proposons à nos lecteurs comme un document de première main, recréant sans littérature l'atmosphère de cette guérilla d'Indochine, plus cruelle qu'une guerre ouverte.
Je suis quelque peu surpris de ma nomination au poste de T ... A .. , Mes connaissances professionnelles me paraissent fort insuffisantes pour mener à bien cette nouvel1e tâche qui exige un sens politique avisé.
Le village de T ... A ... compte une cinquantaine de foyers. Il est administré par un Conseil restreint de trois notables, en service depuis le début de 1946; le « Huong Ca » (chef), le « Xa Truong » (maire) et le « Huong Quan » (commissaire de police) .
Une visite des maisons m'a permis de dresser l'inventaire des villageois avec tous renseignements utiles au maintien de l'ordre et de la sécurité.
Après une semaine de contacts divers, j'évoque, ce soir, les visages entrevus les jours précédents et je constate avec amertume que tous, plus ou moins accablés par les événements, portent un masque. Cette couche de vernis camouflant l'âme, il est de mon devoir de la faire disparaître et de réimprimer la confiance dans les cœurs.
Je suis pourtant arrivé à répartir les gens entre les trois catégories suivantes:
- l'élément instruit comprend trois fonctionnaires en retraite, les trois notables, le chef religieux, l'instituteur et le gargotier;
- le groupe des « évolués », est composé d'employés, de boys, de cochers de tilbury et de petites épouses modernes aux cheveux frisés, à l'instar des héroïnes de roman;
- enfin la nombreuse classe rurale des cultivateurs et des commerçants.
La crainte de se compromettre maintient les premiers, propriétaires attachés à leurs biens et à leur pension, dans une neutralité quelque peu pusillanime.
Mon attention se porte toutefois sur le maître d'école à l'air pédant et prétentieux, et sur le gargotier, ex-interprète licencié de son emploi pour concussion, et devenu propriétaire d'un café grâce à des fonds importants d'origine douteuse; par leurs connaissances et leur jactance, ils jouissent d'un grand prestige et exercent sur la masse une influence suspecte.
Les « évolués » sont moins nombreux depuis le départ du détachement français. Les employés, les boys, les concubines aux cheveux frisés et vêtues à la dernière mode ont presque tous suivi leurs .employeurs européens.
"Paysans, je devine votre affolement" Et voici les « nha-quês » (paysans), les plus nombreux. Race de cultivateurs et de commerçants honnêtes, à l'esprit simple et croyant, dont je suis fier d'être issu.
Proie facile laissée sans défense dans vos paillotes, vous êtes sollicités ou menacés par des forces hostiles, qui vous exploitent et vous font subir les conséquences de leurs actes.
La nuit, j'entends vos voix tremblantes. J'entrevois les silhouettes d'individus armés forcer vos paillotes pour quêter et vous faire signer une pièce compromettante; je surprends des pas furtifs dans votre cour où un fusil-mitrailleur rebelle s'installe et crache sur les postes qui répondent, pendant que blottis et effrayés, vous attendez la fin du tir; j'entends aussi l'explosion d'une grenade lancée par des inconnus dans votre rue, causant dégâts et victimes; et je devine vos larmes cde détresse et votre affolement à la perspective d'une rafle imminente dans laquelle, peut-être, vous serez pris, et d'un incendie possible détruisant vos biens.
Quand mon esprit s'égare, et pour me rappeler à la réalité, je relève la tête pour apercevoir, l'inscription « Mission » étalée en lettres capitales sur un carré de carton posé sur mon bureau.
Trois mots la définissent : « Assurer ... Sécurité ... Village ...)
Mes moyens? 3 fusils-mitrailleurs, 40 fusils, l mortier avec munitions et 2 caisses de grenades servis par des bras entraînés.
Le terrain? Il ne s'agit point d'une portion de terrain dévastée et conquise de haute lutte sur l'ennemi, mais bien d'un village prospère avec ses habitants à protéger.
L'ennemi? Il est invisible, insaisissable, et peut surgir de partout, donc possibilité de surprise.
Le « nha-qué » (paysan), sa méfiance vaincue, me fait part de ses naïves réflexions.
« La guerre, depuis huit années, a fait entrer le malheur dans ma maison. J'ai pourtant fait, sans bien comprendre, ce qu'on réclamait de moi et des miens.
» Des notables m'ont remis, pour le prix de 5 piastres, le portrait d'un vieillard de l'Occident, patriarcal et majestueux, pour le placer sur l'autel des ancêtres. On l'a nommé « M. le Maréchal» et vénéré à l'égal de Bouddha; j'ai fait cela sans trop savoir au juste de quoi il s'est agi.
» Certains jours, ma famille, habillée de neuf, s'est prosternée derrière une table ornée d'offrandes et de baguettes d'encens préparées la veille, et installée sur le bord de la grande route à l'occasion du passage d'une longue file d'autos luxueuses et, m'a-t-on soufflé, dans l'une desquelles, pavoisées, a pris place M. l'Amiral gouverneur.
» Un autre jour, les Nippons sont venus, sans aucune explication, m'arracher à mon foyer pour m'expédier aux travaux de défense du côté de T ... D ..., j'en suis revenu affaibli et fiévreux, après quatre mois d'absence. Là, j'ai pris contact avec mes nouveaux maîtres et je les ai assez vus pour pouvoir affirmer qu'ils ont été gens brutaux et sans entrailles.
» Les Japonais qu'on a dit vaincus, ont remis les pouvoirs aux mains des Viet Minh.
» La province, pavoisée et en joie, a été envahie de soldats hétéroclites armés de fusils de bois ou d'armes blanches.
Puis on est venu enlever mes deux plus grands garçons sous le prétexte de défendre l'indépendance du pays; et comme il y a eu la guerre avec les Français revenus, les deux pauvres ont été tués quelque part du côté de T ... U ...
Le seul enfant, dernier mâle de la maison, qui brûlera les baguettes d'encens après ma mort, sert actuellement comme partisan au poste de B ... T ... ».
Cinquante rebelles dans les boisSitué comme un bastion avancé au N.-E. du village et fermant l'accès de l'agglomération, mon poste est formé de vieux bâtiments longs et bas, en briques et symétriques, encadrant une autre construction à étage, plus vaste dont la façade s'ouvre sur la grande route.
Une clôture de deux mètres de haut, percée de créneaux, formée de troncs d'arbres superposés et renforcés d'une épaisse couche de terre enclôt les bâtisses.
Des trous, commencés puis abandonnés çà et là, dans un rayon de trente mètres, ont fourni cette terre, avant de servir de dépôt d'ordures.
Depuis mon arrivée, quinze prisonniers les ont prolongés et agrandis, en suivant le tracé de ceinture du poste.
Je possède maintenant six douves allongées qui mesurent chacune cinquante mètres de long sur deux mètres de large et plus d'un mètre de profondeur : leur fond est garni de pieux pointus.
« Ai an chao ca khong ? .. » (Qui veut de la soupe au poisson?) module une voix aiguë de femme devant l'entrée du poste ; les soldats se précipitent vers la marchande, l'entourent et plaisantent. A petites gorgées, ils hument le bol de soupe fumante dans laquelle nagent quelques morceaux de poisson et d'herbes coupées.
J'en fais autant et règle mon petit déjeuner avec un billet de 5 piastres. La marchande me rend la monnaie avec quatre billets de l $, soigneusement pliés entre lesquels émerge un petit bout de papier blanc à peine perceptible.
«Tilburys 3 et 5 ravitaillent Viet Minh en «xoi» (riz gluant sucré) déposé km. 20, procuré par cinq complices» (suivent les noms de deux hommes, d'une femme et deux garçons, tous du village). «Présence estimée cinquante rebelles bois S ... D ... Ils sont en contact avec complices village fournissant des renseignements sur poste :., puis-je lire sur le billet dont je dirai plus tard quel est l'auteur.
Dimanche ... l'école ferme ses portes.
J'attends à déjeuner l'instituteur et l'ex-interprète.
Le caporal Y ..., transformé pour l'occasion en boy serveur, s'affaire autour de ma plus grande table ornée d'un bouquet de fleurs et couverte de bouteilles de bière.
Enfin, nous prenons place autour de la table : Je parfum des poulets rôtis embaume l'air.
La conversation s'engage et les compliments pleuvent sur ma tête. Je proteste modestement et fais part de mes ennuis :
» C'est ma qualité de gradé indigène, et pour m'éloigner, tout simplement, qui me vaut d'être ici, dans cette brousse avec 40 recrues mal instruites et peu sûres, incapables de servir 20 vieux fusils japonais et américains et un fusil-mitrailleur, ma seule arme automatique, qui fonctionne quand il a le temps.
On prétend que le secteur est calme, et que le Viet Minh n'ose y venir. Sans compter que ces bleus tirent très mal, songez comme je pourrais repousser une attaque avec ces moutons. Tenez, l'autre nuit, cette imbécile de sentinelle effrayée par l'ombre d'un chien, a tiré dans la nature. Sa bêtise nous a coûté plus de 1.000 cartouches gaspillées pour rien. Il n'en reste plus que 5 ou 10 par tête.
» Heureusement je sais pouvoir compter sur votre concours. Grâce à vous, mes chers amis, mes hommes et moi dormons sur nos deux oreilles ... »
Heureux de l'éloge, les deux convives approuvent gaiement!
Alors, à l'improviste, le serveur, d'un geste maladroit, renverse la moitié de la soupe fumante sur mon pantalon. Pris d'une colère subite, je lui administre deux gifles magistrales et d'un coup de pied l'envoie rouler par terre sur les débris de son plat. Et tourné vers les deux hôtes ébahis, j'ajoute:
« C'est lui, messieurs, cette andouille qui a tiré l'autre soir sur le chien pour nous embêter! On dirait qu'il le fait exprès! Tu auras de mes nouvelles!... »
Le repas prend fin. Pendant que je sors me changer, le malheureux serviteur reçoit des consolations de mes hôtes, et des conseils sans doute peu amènes pour moi. - Est-ce que je vous ai fait mal, caporal? dis-je à mon faux serviteur quand les convives sont partis.
- Pensez donc, répond en riant le gradé. Votre truc a réussi merveilleusement et vos lascars se sont laissés prendre au filet. Savez-vous ce qu'ils m'ont chuchoté tout à l'heure? Ils se sont apitoyés sur mon sort, et, pour me consoler et me dédommager, ils m'ont invité ce soir à 6 heures. »
Les "Viets" attaquent à minuit Nous sommes à notre troisième jour de veille! 23 h. 50!
« Alerte ! » Le cri d'alarme se propage étouffé, dans le poste les hommes sautent sur leurs armes et bondissent à leur emplacement de combat.
Cinquante paires d'yeux fouillent l'obscurité qui enveloppe le poste comme un linceul noir. Rien ne bouge. Deux fusées giclent... Secondes interminables!...
Haletants, nos doigts rivés sur la détente, nous attendons l'événement. Les oreilles tendues saisissent une rumeur à peine perceptible et bientôt se distinguent des formes mouvantes qui rampent vers nous.
D'autres ombres, d'autres silhouettes apparaissent et se fondent à la première vague, formant une ceinture compacte qui progresse et resserre son étau sur le poste. Les voilà à hauteur du jardin potager; ils vont saccager les plates-bandes, les salauds !...
Brusquement, « Tien Len! » (A l'assaut !), un hurlement sauvage sort d'une foule invisible. Nos yeux grands ouverts cherchent à percer l'ombre ...
Les deux fusées éclairent maintenant le paysage dans ses moindres replis.
De nombreux individus, vêtus de noir, arrêtés dans leur assaut, sont empêtrés dans les barbelés. Des mains convulsives s'accrochent aux rebords des chausse-trappes.
Les trois fusils-mitrailleurs et les quarante fusils ouvrent le feu; leur crépitement couvre les plaintes de ces grappes humaines offertes comme cible. Des corps convulsés s'agenouillent puis s'affaissent, inondés de sang.
L'affaire n'a pas duré plus de dix minutes. Un groupe sort et récupère les ennemis blessés.
Une centaine de cadavres comblent les douves, leurs fusils épars. Trente survivants seulement, tous blessés, sont rassemblés dans la cour du poste, troupeau affolé de prisonniers.
Maintenant que l'opération est terminée, il est de mon devoir de fournir quelques éclaircissements sur l'activité des deux récipiendaires dont le concours a permis la réussite de la manœuvre.
Une semaine avant mon arrivée au poste, le caporal X ..., muni de faux papiers et se prétendant coiffeur, avait été envoyé sur ma demande à T ... A ... Sa femme l'accompagnait, et s'établit comme marchande de soupe; c'est elle qui chaque matin venait vendre les casse-croûtes au poste.
Installé avec son matériel de coiffure dans un compartiment loué en face du marché, mon caporal ne manquait pas d'afficher une attitude extrémiste.
L'instituteur* et l'ex-interprète eurent tôt fait de l'attirer vers eux et de l'introduire dans certaines réunions clandestines. C'est ainsi que me parvenaient d'utiles renseignements que sa femme, la marchande ambulante, me transmettait chaque matin.
Le caporal Y ..., mon serveur maladroit et brutalisé, se rendit le soir même du fameux repas chez l'instituteur.
Il ne manqua pas de montrer son ressentiment à mon égard. De fil en aiguille, il fournit à son nouvel ami tous les renseignements sur le poste que celui-ci désirait.
« Le poste? Une vraie pagaye; pas de défenses accessoires; pas de munitions; ah ! si les « Viets « venaient ça ne ferait pas long feu. » Ça n'a pas fait long feu en effet.
C'est la relève.
Mon successeur vient d'arriver. Un jeune « aspi » français avec sa section.
« Alors, mon adjudant, beaucoup de boulot dans le secteur? »
« Ah ! mon lieutenant ! Le jardin est à refaire entièrement. »
*Note personnelle : On constatera une fois de plus, comme d’ailleurs on le verra plus tard aussi, combien notre « éducation nationale » est engagée d’un certain côté….