Un article de GRU.
Dans de nombreux postes les « marsouins », ainsi que se nomment les soldats de l’infanterie de marine, ont perpétué en Indochine, de 1945 à 1955, la grande tradition des troupes coloniales, accueillant dans leurs rangs de nombreux partisans indigènes. Un ancien marsouin, Albert Bacle, raconte ici ce que fut l’agonie d’un des postes français au Tonkin.
La mort d'un poste au "Tonkin"
Minuit. Toutes les quinze minutes les sentinelles frappent sur l’ogive d’un obus placé à côté d’elles pour prévenir qu’elles sont toujours éveillées. Le gradé de quart continue sa ronde habituelle.
L’attaque est rapide, brutale… Une lueur éblouissante emplit le poste. Un souffle puissant balaie tout sur son passage. C’est, en prélude, une avalanche d’obus de mortier et de bengalores (charges de plastic fixées au bout d’un bâton) dont la poudre jaune nous suffoque.
L’instant de surprise passé, tous les défenseurs sont à leurs emplacements de combat. Cette attaque nous apporte un véritable soulagement ; elle est préférable à l’attente qui nous rongeait depuis plusieurs mois.
La riposte est immédiate et désordonnée : toutes les armes du poste sont mises en batterie et ouvrent le feu sans aucune discipline. A ce rythme, les munitions seront vite épuisées.
Smith a juste le temps de plonger, tête la première, dans le blockhaus. Deux obut explosent juste à la place qu’il vient de quitter.
- Ah les vaches ! c’est pire qu’à Stalingrad.
Thuan, le nez dans le créneau, lance d’une voix goguenarde :
- T’en fais pas, Xep ! Toi, c’est gagner la baraka ;
Après ce hors-d’œuvre, c’est à nouveau le calme. Les chefs de section en profitent pour donner des consignes strictes :
- Inutile de gaspiller les munitions, les Viets sont bien camouflés. Ils ne demandent qu’à nous laisser tirer avant de lancer leur attaque.
Eux aussi doivent avoir des problèmes pour rectifier certains de leurs tirs, car de nombreux obus sont tombés en deçà.
A la lueur des fusées éclairantes, il est impossible d’apercevoir le moindre mouvement suspect. Rompant le silence, une voix amplifiée par un haut-parleur s’adresse aux partisans :
« Camarades vietnamiens, mes frères, vous êtes les esclaves des colonialistes français, votre combat est perdu d’avance ! Rejoignez les rangs de l’armée populaire ».
A plusieurs reprises, les rebelles haranguent les partisans. Et le déluge d’obus reprend de plus belle.
Leurs tirs ont été minutieusement préparés. Si quelques obus ont éclaté à l’extérieur du poste, par contre les rafales de mitrailleuse sont d’une précision remarquable. Mazin fait le tour des emplacements de combat. Par un créneau, il observe la rizière.
- Quel bordel ! Mais que font-ils ?
Avec des hurlements qui n’ont rien d’humain, une première vague d’assaut se rue vers les barbelés. Les porteurs de bengalores, véritables kamikazes, entrent en lice pour faire sauter les défenses extérieures.
Cette charge impétueuse est repoussée avant qu’elle ait pu atteindre le second réseau de barbelés. Les Viets ont des pertes énormes, car ceux qui échappent aux tirs des armes automatiques sautent sur les mines qui truffent la périphérie du poste.
Et toujours, les mêmes hurlements poussés par plusieurs centaines de rebelles : « Tien lien …. Tien lien ! A l’assaut …. A l’assaut ! »
Après plusieurs essais infructueux, Legoff obtient la liaison avec le PC.
- Soleil de Rouge me recevez-vous ?
- Rouge de Soleil, je vous reçois 5/5.
- Soleil de Rouge. Attaque Viêt-minh. Stop. Demandons urgence tirs d’arrêt en Y1.Y2.Y3. Stop. Restez écoute permanent. Terminé.
- Rouge de Soleil, bien compris. Terminé.
L’artillerie va pouvoir riposter par des tirs préparés et réglés à l’avance. Nous percevons nettement le départ du premier coup. Le 75 de Phu-Lo fait un travail extraordinaire… Les obus explosent au milieu des Viets.
Pendant ce temps, c’est la ruée des « volontaires de la mort ». Pour les Viets, ce ne sont que de vulgaires « nha-qués », de la chair à canon faite pour exploser en même temps que les charges de dynamite portées à bout de bras. Les vagues sont fauchées les unes après les autres. Qu’importe ! Le clairon sonne annonçant l’assaut des réguliers. Une compagnie en uniforme verdâtre, au prix de pertes énormes, atteint le mur d’enceinte. Un déluge de fer et de lumière s’abat sur le poste, faisant apparaître des dizaines de cadavres accrochés aux barbelés. Notre cadence de tir est telle que Leguenec est obligé de refroidir le tube de la mitrailleuse avec des chiffons mouillés.
Mais rien n’arrête la ruée sauvage des porteurs de bengalores qui viennent achever leur travail. Peu importe les pertes, il faut avancer. Les cadavres sont piétinés par les nouvelles vagues qui montent à l’assaut.
C’st maintenant l’attaque générale. Devant une résistance à laquelle ils ne s’attendaient guère, les Viets n’hésitent pas à engager d’autres unités qu’ils tenaient en réserve. Au prix de pertes effroyables, ils atteignent enfin le mur de la tour. Massei voit le danger. Il fonce, pistolet-signaleur à la main … Derrière lui, quatre hommes transportent une caisse de grenades.
- Attention ! Préparez-vous pour le feu d’artifice ! Tous à la grenade !
Un déclic. La fusée, suivie d’une queue rougeâtre, monte dans le ciel.
Lorsqu’elle fuse pour redescendre au bout de son parachute, une scène hallucinante s’offre à nos yeux : surgissant des ténèbres, une masse grouillante de petits hommes vert et noir essaie de se sortir des barbelés…. D’eux nous voyons surtout leurs mains tendues essayant de loger des charges de plastic dans les créneaux des blockhaus. Des barbelés au mur d’enceinte s’égrènent des dizaines de morts, dont certains portent encore en sautoir une couverture ou un boudin de riz. Vague après vague, les Viets se ruent par les brèches, jusqu’à ce que des monceaux de cadavres les rebouchent à nouveau.
Dantès regroupe ses partisans et contre-attaque pour repousser les quelques téméraires qui se sont infiltrés dans le poste. Toujours aux endroits les plus menacés, à un contre dix, Thuan, Thieu et vieux Phuc se battent comme des lions. Le jeune Morel, une plaie profonde à la base du front, refuse de se faire soigner. Il se contente d’épancher le sang avec la manche de son treillis.
Malgré tout leur courage, ployant sous le nombre, à cours de munitions, les partisans se replient vers la tour pour souffler un peu et panser leurs blessures. N’Go et Thuong ont été tués dès le début de l’engagement.
Mazin, à son tour, prend la relève des partisans….
A la tête de la deuxième section, il rejette les rebelles hors de l’enceinte du poste.
Il faut à tout prix endiguer la ruée des bo-dois, les soldats réguliers du Viêt-minh.
Deux assauts sont repoussés, mais à quel prix ! Les Viets sont trop nombreux. Pour vingt tués, cent gommes sont jetés dans la fournaise.
Mathet, Carmona et Travers sont tués au cours d’une contre-attaque meurtrière. Les munitions manquant pour certains, le combat se poursuit à l’arme blanche. La fumée des explosions, les gaz, l’odeur de la poudre, rendent l’air irrespirable.
Devant notre résistance acharnée, un léger fléchissement se produit parmi les assaillants. Eux aussi sont à la recherche de leur second souffle. Mais devant leur pression de plus en plus grande, il faut, compte tenu de nos effectifs qui s’amenuisent, réduire notre dispositif et nous replier vers la tour et le blockhaus sud.
Tavignot est mourant. Alors qu’il soignait un blessé, il a reçu une balle à quelques centimètres du cœur. Le fidèle Thuan, grièvement atteint à la jambe, essaie avec des lacets de confectionner un garrot.
Un obus explose sur la droite de la tour. Legoff est enseveli sous les décombres et poste radio est détruit.
Cette fois, nous sommes complètement isolés. La soute à munitions est touchée de plein fouet. Par miracle, seules deux caisses à grenades explosent. Elles n’en sont pas moins meurtrières. C’est l’enfer, l’Apocalypse. Le caporal Smith, le héros de Stalingrad, est déchiqueté par l’explosion de la dernière grenade. Son calvaire est terminé.
Au pied de la tour, les sergents Costes et Broustaut, avec une poignée d’Européens, résistent à l’assaut de plusieurs dizaines de démons noirs.
Pressés d’en finir avant le lever du jour, les bodois lancent toutes leurs réserves dans un ultime combat. C’est une succession de corps à corps d’une violence inouïe. Dantès et Lé Van Té, derrière un monceau de cadavres, tirent à bout portant sur les assaillants.
Mais si les contre-attaques sont payantes, elles nous causent d’énormes pertes. Dantès en fait la triste expérience : grièvement blessé à la jambe, l’os à nu, il refuse d’abandonner le combat.
Les petits hommes verts font preuve d’un courage et d’une résistance extraordinaires. Ecrasés sous un déluge d’obus de mortier, accrochés par ces tentacules que sont les barbelés, auxquels ils abandonnent parfois des lambeaux de chair, bousculés, hachés par l’artillerie, indifférents aux mines, ils continuent à investir le poste.
- Xep, attention !
Dantés, occupé à panser ses blessures, ne s’aperçoit pas qu’un Viet fonce sur lui, la baïonnette à la main. A l’appel de Thuan, l’Eurasien pivote sur lui-même mais emporté par sont élan, il tombe au milieu de la meute hurlante.
Prêt à succomber sous le nombre, il a juste le temps d’apercevoir deux ombres, deux « desperados » qui foncent sur lui le sabre haut. Ce sont Vinh et Lé Van Té qui arrivent à la rescousse. Deux vraies bêtes fauves, poussant des hurlements de rage, qui taillent, coupent, perforent tout sur leur passage pour extirper leur chef de ce magma humain.
Sous la pression de plus en plus forte des rebelles, nous nous replions lentement vers la tour. Les minutes nous paraissent longues mais il faut tenir à tout prix, car nous savons qu’à l’aube l’assaillant sera obligé de décrocher.
Un instant isolé, je suis entouré par plusieurs Viets et je reçois un violent coup de baïonnette à l’aine. Je vais succomber sous le nombre quand une demi-douzaine de partisans, véritables diables sortis de l’enfer, se lancent dans la mêlée. Noir de poudre, hirsutes, les mains et le visage en sang, ils sont comme enragés.
Vinh est blessé pour la troisième fois, ce qui ne l’empêche pas d’être au premier rang des combattants.
Privé d’obus de mortier, Picard, à l’aide de l’écouvillon, fracasse le crâne du premier bo-doi qui essaie de pénétrer dans la tour. Lorieux, seul survivant de son groupe, soutient Liverton, qui a reçu un éclat de grenade en plein visage. Les larmes et le sang intimement mêlés coulent sur ses joues. Les yeux crevés, son visage n’est plus qu’une affreuse plaie, une bouillie sanglante.
Avec les hommes encore valides, nous réussissons à repousser les rebelles hors de la brèche du mur d’enceinte. Vision fantastique, Lé Van Té, désarmé par un coup de sabre, a saisi le trépied de la mitrailleuse. Il fait avec ses moulinets de terribles ravages chez les Viets.
Tavignot vient de mourir. La tête contre la murette, il semble dormir profondément. Morel, inconscient, gît au milieu du poste, piétiné par tous ; Damien le met à l’abri derrière le petit mur de ce qui a été la cuisine.
Pauvre Morel ! le visage tailladé, il a une affreuse blessure au ventre, et c’est son ceinturon qui empêche ses entrailles de se répandre sur le sol. Pourtant il n’est pas mort. Il agonisera ainsi pendant plusieurs heures.
Leguenec, avec quelques survivants de la première section, vient prêter main-forte aux partisans qui ont depuis le début supporté tous les assauts.
Protégé par plusieurs sacs de riz, le cuisinier Rangougou remplace Tavignot dans ses fonctions d’infirmier.
Pendant plus d’une heure, attaques et contre-attaques se succèdent sans interruption. Le temps trabvaille pour nous ; les Viets le comprennent, et pour faire la décision, ils lancent dans la bagarre leur dernière unité en réserve.
Enfin les premières lueurs de l’aube. Le clairon viet sonne le repli, car il s’agit pour eux de rejoindre leur base avant l’intervention de l’aviation.
Quand le jour se lève, c’est une vision apocalyptique qui s’offre à nos yeux : les murs, les blockhaus, la tour ont été balayés, comme pris dans le passage d’un cyclone. Les caisses à munitions éventrées jonchent le sol. La citerne a explosé, et l’essence s’est répandue dans les tranchées ; les rebelles y ont mis le feu : tous les défenseurs qui étaient aux créneaux ont été brûlés vifs.
Mathelin agonise, deux balles dans le ventre, le poumon droit transpercé par une baïonnette, il ne se plaint pas. Ses yeux vitreux expriment toute la tristesse du monde. Sans cesse, il réclame à boire. Une mousse rougeâtre coule entre ses lèvres. Il n’aura même pas l’apaisement d’une piqûre de morphine pour soulager la souffrance des ses derniers instants.
Day, l’un des rares survivants parmi les partisans, des Européens et des bo-dois sont tellement entremêlés que l’on a bien du mal à reconnaître les siens.
Dans un coin de la tour, le corps entièrement recouvert de gravats, nous trouvons le plus jeune soldat du poste : Libert, dix-huit ans, un visage juvénile, des yeux bleus, une chevelure d’un très beau roux. Pour tous, il était le « petit rouquin ».
Malgré le tragique de la situation, Souleymane et Sim continuent à s’occuper. Sur un feu de fortune, ils font chauffer le café. J’apprendrai par la suite que tous les deux ont eu au cours de la nuit une conduite héroïque.
Dantès est entouré de quelques survivants de sa section. Il a une affreuse blessure à la jambe gauche, son visage est grave, d’une infinie tristesse. Il réalise qu’en une nuit, il a perdu presque tous ses partisans.
- …. Alors Pierre, comment te sens-tu ?
- Mieux depuis qu’il fait jour …. Mais quel gâchis ! ils ne nous ont pas fait de cadeaux !
- Et nous, crois-tu que nous les avons ménagés ? Regarde plutôt !
En effet, l’extérieur du poste n’a rien à envier à l’intérieur : de très nombreux cadavres déchiquetés sont encore accrochés aux barbelés. Cà et là des vêtements ensanglantés, des échelles de bambou, des armes abandonnées, prouvent que le repli des Viets a été précipité.
En poursuivant notre inspection, nous atteignons un degré de plus dans l’horreur : les corps des bo-dois fauchés par les mortiers et le 75 ne sont plus que le la charpie.
A 7 heures, vraisemblablement alerté par le PC inquiet de notre silence radio, le piper-cub vient aux nouvelles.
Effectivement, dix minutes plus tard, la sentinelle annonce que le convoi est en vue. Notre cauchemar va prendre fin.
C’est le départ. Les camions s’ébranlent. J’éprouve à cet instant une grande tristesse. J’ai la gorge serrée, ma vue se brouille. C’est à travers un brouillard que je vois pour la dernière fois notre œuvre, ce poste pour lequel nous avons tant souffert et où beaucoup ont fait le sacrifice suprême.
Un poste du delta Tonkinois, isolé au milieu des rizières .
La " 12.7 " est à son poste de combat.
Elle constituait la part la plus importante de la puissance de feu pour repousser les attaques " viets ".
Un bon nombre de ses postes étaient commandés par de très jeunes sous officiers. ( ici , un Lieutenant de l'infanterie Coloniale ) .
Un poste vient de tomber, les " viets " se préparent au dernier assaut .
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