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Katyn, ou le grand mensonge... II
Les rescapés dictent les noms des disparus ; les listes s’allongent. Chose étrange, parmi ces noms, la commission de recensement ne retrouve jamais ceux des officiers de Starobielsk, de Kozielsk et d’Ostachkov. « Nous étions encore convaincus à cette époque, dit Czapski, que ces camarades allaient apparaître d’un moment à l’autre. Contrairement à notre attente, non seulement aucun d’eux ne se présenta, mais sur les centaines d’hommes qui arrivaient de tous les points cardinaux et passaient par notre bureau, personne ne fut en état de nous donner la moindre nouvelle sur eux. Cela nous semblait incompréhensible. »
Pour Joseph Czapski, le sort de ces officiers devient une idée fixe. D’autant plus qu’il a séjourné à Starobielsk. Il y a noué d’inoubliables amitiés. Dans les premières semaines de 1940, avec une soixantaine d’autres officiers, il a été tiré de ce camp et on l’a transféré au camp de Griazovietz. Il ne l’a quitté que lors de la création de l’armée polonaise d’Anders.
A Griazovietz, il a retrouvé environ quatre cents prisonniers de guerre polonais, presque tous officiers, provenant comme lui de Starobielsk, de Kozielsk ou d’Ostachkov. Pourquoi ont-ils bénéficié d’un tel privilège ?
La plupart ne l’ont jamais su. Après la guerre, Czapski a appris que d’éminentes personnalités occidentales étaient intervenues en faveur de l’artiste qu’elles admiraient : les peintres Sert et Jacques-Emile Blanche, la reine mère de Belgique, mais aussi le Vatican et la Croix-Rouge. Ce qui est sûr, c’est que ce transfert lui a sauvé la vie.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Avril 1943, le charnier au moment de son dégagement.
Les jours passent.
A la commission de recensement, on commence à envisager le pire. Certains osent parler d’une « liquidation préméditée » des officiers polonais.
Deux témoignages concordants retiennent particulièrement l’attention. Leurs auteurs, des femmes, affirment que deux énormes péniches, portant sept mille officiers et sous-officiers polonais, ont été coulées, en 1940, dans la mer Blanche.
Une telle horreur est-elle concevable ? Peut-on admettre que les Soviétiques aient délibérément liquidé la quasi-totalité des officiers polonais prisonniers ?
Longtemps, à Totsk, on s’y refuse.
D’autant plus que d’autres informations signalent que dans la Kolima, région voisine du Kamtchatka, de très nombreux prisonniers polonais ont été affectés aux mines d’or et à la construction de camps d’aviation.
Deux officiers à cet égard fournissent des détails extrêmement précis. La Kolima, disent- ils, est un pays uniquement peuplé par les prisonniers et leurs surveillants. Il s’agit d’un « réseau de camps et de mines situé le long du fleuve Kolima qui tombe dans l’océan Glacial entre la Léna et le golfe de Behring ».
Un pays très riche « en cuivre, or, argent, plomb et charbon ». Un climat « particulièrement rigoureux » : on y connaît, dès septembre, des froids de – 30°. D’après le capitaine Z…, « c’était en avril et mai 1940 qu’on avait envoyé au camp de transit de Boukhta-Nakhodka plusieurs milliers de Polonais, parmi lesquels il y avait des officiers, qu’on avait déportés de là dans les territoires de la Kolima ».
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Sentinelle allemande gardant une des fosses communes ouvertes contenant des corps demi enterrés d’officiers polonais assassinés. Il y avait huit fosses communes au total. Un autre militaire confirme : « 70 pour cent des effectifs d’un seul camp de travail moururent de froid durant l’hiver de 1940-1941. »
Il certifie que « des transports de 6 000 à 10 000 Polonais partirent de Boukhta-Nakhodka justement à partir d’avril 1940. » Cette date, remarque Joseph Czapski, concorde « avec celles de la liquidation des camps de Starobielsk, de Kozielsk et Ostachkov ».
Czapski n’en montre que davantage d’énergie à vouloir « récupérer » ses camarades.
Il rédige un rapport détaillé sur le sort des Polonais encore prisonniers et le porte lui-même au colonel Okulicki, chef d’état-major de l’armée polonaise.
Lui aussi sort des prisons soviétiques où, d’ailleurs, on lui a cassé toutes les dents. Il écoute Czapski avec une extrême attention, s’empare de son rapport et promet que des démarches seront aussitôt entreprises « à l’échelon le plus élevé ».
De son côté, Anders tempête. Il s’adresse directement aux autorités soviétiques : où sont les officiers, cadres naturels de l’armée dont on lui a confié le commandement ? Du 16 au 29 août 1941, il rencontre six fois le général Panfilov qui commence par estimer à 20 000 le nombre des militaires polonais prisonniers en URSS, y compris les officiers.
Anders lui apporte une contradiction sévère : dans les seuls camps de Kozielsk, Starobielsk et Ostachkov, on comptait en mars 1940 plus de quinze mille officiers ! L’étonnement manifesté par Panfilov semble sans limites :
— De quels camps parlez-vous ? Je n’ai jamais entendu ces noms-là !
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Les exhumations commencent.
Le lendemain, la mémoire lui revient tout à coup.
Où avait-il la tête ? C’est vrai, les camps ont bel et bien existé mais ils ont été supprimés en 1940. Quant aux prisonniers qui s’y trouvaient, c’est tout simple, ils ont été transférés dans différents camps de travail.
Anders se refuse catégoriquement à admettre que l’on ne puisse les retrouver. Ce que voyant, Panfilov finit par promettre de les faire rechercher.
— Il en reste peut-être quelque chose, de ces Polonais…*
*
Alexandra Kwiatkowska Viatteau : op. cit. Face à de tels atermoiements, Stanislas Kot, ambassadeur à Moscou du gouvernement polonais en exil, décide de s’adresser aux plus hautes autorités soviétiques : à Vychinsky, vice-président du Conseil des commissaires des peuples, à Molotov, vice-président du Comité d’État à la Défense, à Staline enfin. Sans relâche, il les abreuve de notes diplomatiques. Vychinsky se contente de répondre :
— À mon avis, tous les officiers ont été libérés. Il ne s’agit plus que de savoir où ils sont. Si quelqu’un d’entre eux n’a pas encore été relâché, il le sera certainement. Le problème n’en est plus un pour moi.
D’évidence, il faut reprendre les démarches au plus haut niveau.
Le 13 octobre 1941, le général Sikorski, chef du gouvernement polonais, adresse une « note spéciale » à Bogomolov, ambassadeur soviétique à Londres. Un mois plus tard seulement, il reçoit la réponse. Bogomolov, se reportant à une déclaration officielle, en date du 8 novembre 1941, sur l’amnistie des citoyens polonais en URSS, affirme : « Tous les officiers présents en URSS ont été relâchés. »
On tourne en rond.
Pour en avoir le cœur net, il faudrait pouvoir poser la question à Staline lui-même.
Sous la pression instante du gouvernement en exil, le dictateur accepte enfin – le 11 novembre 1941 – de recevoir Kot. Par chance, les historiens peuvent disposer du dialogue échangé, en présence de Molotov, par les deux hommes. Il a fait l’objet d’un compte rendu « noté aussitôt après l’audience » par l’ambassadeur lui-même.
« Kot. — J’ai déjà pris beaucoup de votre temps, Monsieur le Président, alors que vous avez tant de choses importantes à faire. Mais il y a encore une question importante : puis-je la soulever ?
Staline. — Certainement, Monsieur l’Ambassadeur.
Kot. — C’est vous qui êtes l’auteur de l’amnistie pour les citoyens polonais en URSS. Voudriez-vous user de votre influence pour obtenir que votre initiative soit pleinement réalisée ?
Staline. — Y a-t-il encore des Polonais qui ne sont pas relâchés ?
Kot. — Pas un seul officier du camp de Starobielsk, liquidé au printemps 1940, n’est arrivé chez nous.
Staline. — Je vais m’en occuper. Mais après une libération, tellement de choses peuvent arriver !
Comment s’appelait le commandant de la défense de Lwow ? Général Langner, si je ne m’abuse ?
Kot. — Langner, Monsieur le Président.
Staline. — C’est cela, le général Langner. Nous l’avons relâché l’année dernière. Nous l’avons fait venir à Moscou et avons parlé avec lui.
Puis il s’est évadé vers l’étranger, probablement en Roumanie. (Molotov acquiesce). Il n’y a pas d’exceptions à notre amnistie, mais d’autres officiers ont pu agir comme le général Langner.
Kot. — Nous avons les noms et les listes. Par exemple, le général Stanislas Haller n’a pas encore été retrouvé. Les officiers de Starobielsk, Kozielsk et Ostachkov, qui ont été emmenés de ces camps en avril et mai 1940, sont portés manquants.
Staline. — Nous avons relâché tout le monde, même les gens qui ont été envoyés chez nous par le général Sikorski pour faire sauter les ponts et tuer des citoyens soviétiques. Même ceux-là, nous les avons relâchés.
Kot. — Ma requête, Monsieur le Président, est que vous donniez des instructions pour que les officiers, dont nous avons besoin pour l’organisation de notre armée, soient libérés. Nous avons des rapports qui mentionnent les dates auxquelles ils ont été emmenés hors des camps.
Staline. — Y a-t-il des listes précises ?
Kot. — Tous les noms ont été notés par les commandants russes des camps qui tenaient à jour la liste nominative des prisonniers. De plus, le NKVD a fait une enquête sur chacun. Pas un seul des officiers que commandait le général Anders en Pologne [en 1939] ne nous a été remis.
(Staline, qui s’était levé quelques minutes plus tôt et qui marchait lentement le long de la table en fumant des cigarettes, mais écoutant attentivement et répondant aux questions, marcha rapidement vers le téléphone posé sur le bureau de Molotov pour demander le NKVD ).
Molotov (se levant aussi et allant vers le téléphone). — Il ne fonctionne pas ainsi. (Il tourne un commutateur et va se rasseoir à la table de conférences).
Staline (téléphonant). — Ici Staline. Tous les Polonais ont-ils été relâchés des prisons ? (Un instant de silence pendant qu’il écoute la réponse). J’ai chez moi l’ambassadeur de Pologne qui me dit que tous ne l’ont pas été. (Il écoute à nouveau la réponse, puis pose l’écouteur et revient à la table de conférences). »
Après quelques minutes de discussion autour d’un autre sujet, le téléphone sonne. Staline quitte la table pour prendre l’appareil. Il écoute un instant. Après avoir reposé le combiné, il revient à la table sans mot dire.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Prisonniers de guerre britanniques, canadiens et américains amenés en témoins sur les lieux du massacre. Est-on plus avancé ? Kot ne le pense pas. On attend à Moscou le général Sikorski, chef de l’État polonais. Seul il pourra obtenir de Staline la vérité.
La rencontre a lieu, en présence d’Anders et de Molotov, le 3 décembre 1941. Ici encore nous possédons le compte rendu de l’entretien.
« Sikorski. — Je tiens à déclarer en votre présence, Monsieur le Président, que votre déclaration relative à l’amnistie n’est pas exécutée. Beaucoup de nos hommes les plus précieux sont toujours dans des camps de travail et en prison.
Staline (prenant des notes). — Cela est impossible car l’amnistie s’appliquait à tous, et tous les Polonais ont été libérés. »
Ces derniers mots s’adressent à Molotov, lequel acquiesce.
A la demande du général Sikorski, Anders confirme :
« Anders. — Ceci n’est pas conforme à la réalité des faits. J’ai, dans mon armée, des hommes qui ont été libérés il y a quelques semaines seulement et qui déclarent qu’il y a encore des centaines et même des milliers de nos compatriotes dans divers camps.
Sikorski. — Il ne nous appartient pas de donner au Gouvernement soviétique des listes détaillées de nos gens. Vos commandants de camp les ont en leur possession. J’ai avec moi une liste nominative d’environ quatre mille officiers qui ont été déportés et se trouvent encore dans des prisons et des camps de travail. Et cette liste n’est même pas complète car elle ne comporte que les noms qui ont pu être retrouvés de mémoire. J’ai donné l’ordre de vérifier si ces hommes sont en Pologne, car nous avons des contacts très étroits avec notre pays : il a été établi avec certitude que pas un d’entre eux n’est là-bas, ni dans un camp de prisonniers en Allemagne. Ces hommes sont ici. Pas un d’entre eux n’est revenu.
Staline. — C’est impossible. Ils se sont évadés.
Anders. — Vers où se seraient-ils évadés ?
Staline. — Eh bien, vers la Mandchourie.
Anders. — Il est impossible qu’ils se soient tous évadés… Je connais personnellement la majorité des officiers figurant sur cette liste. Mes officiers d’état-major y sont ainsi que des commandants d’unité.
Staline. — Ils ont certainement été libérés mais ne sont pas encore arrivés.
Sikorski. — La Russie est grande et les difficultés sont nombreuses. Peut-être des administrations locales n’ont-elles pas obéi aux ordres donnés… Si quelqu’un était parvenu à quitter la Russie, il m’aurait donné signe de vie.
Staline. — Comprenez bien que le gouvernement soviétique n’a aucune raison de garder un seul Polonais en prison.
Molotov. — Il semble tout à fait impossible qu’un seul des vôtres soit encore dans des camps.
Anders. — Mais je peux affirmer qu’ils y sont !
Staline. — La chose sera réglée. Des instructions spéciales seront données aux autorités compétentes. Je vous demande, cependant, de tenir compte du fait que nous sommes en guerre. »
Les Polonais n’en obtiendront pas davantage.
L’enquête obstinée de Czapski et de ses camarades se poursuit. En vain.
Le gouvernement polonais continue à inonder de notes diplomatiques les autorités soviétiques. Sans résultat.
Cependant, en réponse à sa note du 13 juin 1942, l’ambassadeur de Pologne à Moscou reçoit un mémorandum officiel déclarant définitivement que les officiers polonais ont été libérés et que, dans ce cas, ils sont rentrés chez eux, à moins qu’ils ne soient décédés en traversant l’URSS « de manière inorganisée ».
Au moins les autorités soviétiques vont-elles reconnaître qu’elles disposent de l’identité de tous les prisonniers polonais tombés aux mains de l’Armée rouge ?
Au cours d’une ultime entrevue avec Vychinsky le 8 juillet 1942, Kot réitère sa certitude : chaque officier prisonnier a été longuement interrogé par le NKVD et a fait l’objet d’un dossier. Comment ne pas croire à l’existence de listes concomitantes ?
Réponse de Vychinsky :
— Malheureusement, nous n’avons pas de telles listes.
Kot sera désormais, sans illusion. Faut-il frapper à d’autres portes ?
Czapski le pense. Il se fait recevoir par un écrivain illustre, Ilya Ehrenbourg, qui l’accueille dans sa résidence du luxueux hôtel Moskva mais se refuse non seulement à toute intervention mais à la seule expression d’une compassion.
Amer – comme on le comprend ! – Czapski est sorti de l’entrevue avec le sentiment de se trouver de nouveau « devant ce mur de pierre qui ne laisse percer nul gémissement humain, à moins que, du point de vue politique, ce gémissement puisse être exploité* ».
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Joseph Czapski : Terre inhumaine. .