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[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Par une belle journée de printemps…
Allongé dans l‘herbe verte de ce début de printemps, je laisse tous ces parfums titiller mes narines…
Il fait beau, elle est là auprès de moi… De mes mains je l’ai de partout palpée, caressée, il est temps d’aller plus loin…
...Temps de porter, enfin, l’estocade…
Inexpérimenté comme je le suis, ce n’est pas mince affaire que de pousser mon avantage plus loin, j’hésite…Et si j’allais commettre une bêtise?... Ce serait impardonnable…
Pourtant elle est là, près de moi, et ses courbes me fascinent…
Tant pis…Je me lance… Mes doigts reprennent leur progression, mais cette fois ci ils se dirigent vers les dessous…
Que vais-je y trouver ?...C’est la première fois…
Tout doucement, comme pour ne pas l’effaroucher, ma main qui maintenant a disparu continue dans l’ombre à se diriger vers son intimité…
Quelques gouttes de transpiration, apparaissent au-dessus de ma lèvre, il faut surtout rester calme, ne pas trembler, ne pas me laisser dominer par mon émoi…
Rien…
Je n’ai rien trouvé, pas de trace du fil piège tant redouté…Je peux maintenant la tirer par la poignée et la désamorcer…
C’était ma première Tellermine, j’avais un peu plus de dix ans…
Comme de sa première fille, c’est avec acuité que l’on se souvient de sa première mine…
Pourtant nous n’avions aucune conscience du danger, c’était l’époque où nous parcourions les champs, ramassant des éclats d’obus que nous entassions afin de les revendre aux ferrailleurs friands de métal à cette époque…
Cent sous, c’était le prix de la boule de glace….Combien de ces pièces de cinq francs, en aluminium, avons-nous reçus pour notre ferraille… Je ne saurais le dire mais le commerce était, à notre niveau lucratif …
D’autant que les ferrailleurs prenaient tout (voir la photo)…Le plus intéressant toutefois était le cuivre…
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Photo prise lors du contrôle d’un dépôt de ferraille !!!...A noter à droite l’étui maintenu droit par…4 bâtonnets incendiaires !!!
Tous les obus sont ceinturés d’une ou plusieurs rangées de cuivre destinées à s’incruster et à suivre les rayures du canon…
Il convenait donc de les retirer à fin d’en tirer le meilleur prix…
Et c’est comme cela que nous frappions au marteau et au burin sur des obus non explosés, - après avoir toutefois retiré la fusée – pour couper lesdites ceintures et les stocker comme un véritable trésor…
C’est aussi comme cela, que plus tard, militaire, je m’offusquais de voir les précautions que l’on prenait avec les munitions non explosées, ce qui me valut à une occasion d’ailleurs, 45 « gros » avec comme motif, « a introduit des explosifs dans une enceinte militaire » !!!
Oui le motif existe bien….Pourtant je n’avais pas grand-chose dans mon armoire….
Néanmoins, c’est eux qui avaient raison…
Bien qu’assez bien informé, bien qu’ayant lû, potassé devrais-je dire, les opuscules que j’avais déniché dans les affaires de mon, alors, lieutenant de parrain…
Bien qu’ayant côtoyé le matériel et sachant la Tellermine pas dangereuse hors piégeage…Je ne savais pas…
Je ne savais pas que l’on piégeait les champs antichars avec des antipersonnelles…
Je ne savais pas que l’on mettait des « livres de messe » sous les Tellermines…
Je ne savais pas…
Mais écoutons ce récit :
« Novembre 1944 (Alpes-Maritimes)
- Alors, à Dieu, Docteur !
Nous n'avions fait qu'une dizaine de pas. Je m'arrêtai, me retournai. Sur le chemin, près du véhicule qui nous avait transportés, le Commissaire, bras toujours levé dans un geste d'adieu, cachait mal son émotion sous un sourire de circonstance.
Je regardai celui qui me suivait. Dans ses yeux légèrement agrandis, je lisais la peur. Mais j'y lisais aussi la courageuse détermination de l'homme de devoir. Il fallait qu'il constate la mort de 6 démineurs, eh bien il le ferait.
Il irait sur ce terrain miné ; il marcherait dans cette prairie mouillée par la pluie de la nuit et qui dissimulait sous une herbe redevenue sauvage un danger d'autant plus perceptible, d'autant plus inquiétant que les corps, on les voyait, étendus à jamais ...
- Docteur, mettez bien vos pas dans mes traces.
Le médecin hocha la tête. Nous reprîmes notre marche.
Nous nous arrêtâmes près d'un entonnoir de moyenne grandeur.
- Voici le lieu de l'explosion, dis-je.
- Comment cela s'est-il passé?
- Sans doute, Pontgibaud expliquait-il à cinq nouveaux P.G. (Prisonniers de Guerre) volontaires pour le déminage la façon pratique de neutraliser une antichar…
Les premiers règlements prévoyaient que ces mines devaient être attachées par leur poignée à une longue corde que l'on tirait d'un lieu abrité.
C'est excellent comme principe. Mais, l'appliquant à la lettre, il eût fallu cent ans pour déminer la France !...
Donc, Pontgibaud, ses hommes devant lui, voulait désamorcer une antichar.
Fort probablement, il avait passé la main sous la mine comme le recommandent instamment les nouvelles instructions. N'ayant rien senti, il tira sur la poignée.
Ce fut le drame.
La mine était piégée…
C'est-à-dire reliée par un fil de fer et un allumeur à une seconde mine enterrée plus bas.
Les deux tellermines ont explosé : de Pontgibaud, il ne reste qu'un morceau de cage thoracique et un pied ... Quant à ses équipiers, ils ont été projetés à plus de quinze mètres!
Nous regardions le sol.
Autour de l'entonnoir, sur l'herbe rasée par le souffle, on remarquait une multitude de fines retombées. Etaient-ce des fibres d'étoffe, des parcelles de terre, de minuscules débris de chair? On ne pouvait le distinguer.
Je conduisis le Docteur vers ce qui restait de Pontgibaud.
Que mettrez-vous dans le cercueil ?
Ces deux restes. Et de la terre dans un sac. Pour faire poids.
Et si les parents veulent voir ?
Nous trouverons une excuse. Les proches ne doivent jamais voir ce que contient le cercueil d'un tué au déminage. Il est préférable qu'ils gardent du disparu une image autre que celle qui restera en nous. Nous, les démineurs survivants ...
Nous nous dirigeâmes vers les autres corps.
L'accident s'était produit la veille, peu avant la tombée du jour. Les corps étaient rigides ; quelques-uns presque nus. Tous, le visage et les mains noircis, les yeux grands ouverts, et vides ...
- Je constate leur mort, dit le médecin d'une voix morne. Puis, après un silence, désignant les cadavres, il demanda: - Comment se fait-il que le corps du chef d'équipe ait été pulvérisé alors que ceux-ci sont entiers ?
- Pontgibaud tenait la tellermine. Quand l'explosion s'est produite, son corps, position accroupie probablement, n'était qu'à quelques décimètres de l'engin. A cette distance minime, 12 kilos de T.N.T. désintègrent un individu ...
Nous étions revenus sur le chemin.
Le Docteur regardait intensément cette prairie qu'il venait de parcourir, qu'il n'oublierait de sa vie ...
- N'y a-t-il là que des mines contre les chars ?
- Il y a également des mines antipersonnel. Cette prairie est proche du bord de mer et peu éloignée de la vallée. Un débarquement dans cette zone était possible ...
- Bon, interrompit le Commissaire. Si nous allions chez moi terminer les formalités ? J'y tiens justement une fillette de vieil armagnac ...
Quand tout fut dit et consigné, la détente survint. On essaya de parler d'autre chose, mais on revint au Déminage.
- Une chose me chiffonne, dit le Docteur. Ce Pontgibaud n'était pas un militaire, et son camarade ne l'est pas non plus! Comment se fait-il que des civils soient au Service de Déminage, avec une direction militaire, de la main-d'œuvre P. G., donc militaire, et cela pour enlever et détruire des engins militaires ?
- L'Armée française se reconstitue à peine, et elle a fort à faire. La guerre n'est pas finie. Dégager les voies secondaires, libérer les rues et les maisons, et surtout, remettre en état les terres cultivables intéressent au plus haut point les Autorités civiles. Elles ont fait appel aux volontaires.
- En avez-vous beaucoup ? demanda le Commissaire.
- De moins en moins. Le Déminage est étiqueté maintenant comme très dangereux. Cela refroidit les enthousiasmes. - Question de casse ?
- C'en est la raison. De la première promotion - dix chefs d'équipe français - il ne reste personne. Tous hors de combat, par mort ou blessure,
- Mais le Déminage ne fonctionne que depuis un mois et demi ! ... Alors, en si peu de temps ?
- Hélas, oui.
Le premier tué était agent de police. Il s'était engagé au Service de Déminage poussé par le beau sentiment de libérer le sol de son pays. Sa mort, la première d'une suite trop longue, fut profondément ressentie. Par tous. La Ville fit bien les choses : larges comptes rendus dans la presse locale ; enterrement aux frais de la commune ; musique et marche funèbre ; discours du Maire exaltant le courage et l'abnégation d'un enfant de la cité. Du monde, beaucoup de monde ...
Une semaine plus tard, un second chef d'équipe est tué : un entrefilet dans les journaux ; plus de musique, ni de discours ...
Cinq jours après, un troisième démineur tombe. Il était originaire du Massif Central : derrière le corbillard, seul, un officier.
- Pénible! constata le Commissaire.
Le Docteur voulut prendre la défense des hommes :
- Il ne faut pas en vouloir aux gens, dit-il. La répétition émousse les sensations. C'est connu.
- Oui. Mais à nous, démineurs, cette désaffection nous blesse. Nous nous sentons seuls, seuls de plus en plus. On dirait même qu'à manipuler des engins dangereux, nous sommes devenus dangereux nous-mêmes, et comme indésirables. L'enthousiasme qui a suivi la Libération n'est plus. Chacun est retourné à sa besogne. L'égoïsme a reparu.
- Très juste! Mais que peut-on y faire? La guerre continue, et chacun veut survivre ! ...
- Et des P. G., en avez-vous suffisamment? Tant qu'on veut. Et tous volontaires.
Pas possible !
Cela s'explique. Dans un camp de P. G. la vie n'est pas folichonne. Nous sommes sur la Côte. Au décor déprimant d'une clôture de barbelés, beaucoup préfèrent les cadres magnifiques de notre bord de mer. De plus, ils se sentent presque libres en petits commandos. D'autre part, nous les nourrissons bien ; ils perçoivent des rations alimentaires supérieures à celles des civils français. Ils ont du vin, du tabac ...
- En somme, dit le Commissaire, c'est leur précédente vie de militaires qu'ils reprennent.
Avec, sans doute, pour quelques-uns, murmura le Docteur, le sentiment d'accomplir une noble tâche!
Il nous fallut transporter les pauvres restes de Pontgibaud de la commune où il fut tué à la commune de son domicile.
Ce passage d'une commune à une autre nous occasionna de telles complications, administratives et autres, que ce fut la première et dernière fois qu'on déclara un mort en dehors du territoire de sa commune.
Désormais, nos pauvres morts "moururent en cours de route, dans la camionnette qui les transportait" ...
Quatre mois plus tard, Madame Veuve Pontgibaud et moi revenions du Tribunal. Nous y avions été convoqués pour le règlement de la pension.
Le ciel était de ce bleu qui met tant de joie dans le cœur des Nordiques. Il était quatre heures de l'après-midi. La vitre d'une portière était baissée. Par larges bouffées, le printemps s'imposait.
Après avoir traversé le Colombier, la voiture entreprit une longue descente vers la mer. Au flanc du ravin que nous longions, nous apercevions, soutenus par des murs en pierre sèche, d'étroits étages de culture. Si la terre en était fertile, et l'exposition favorable, on y voyait des touffes d'œillets maintenus dans des cadres rustiques faits de ficelle et de roseaux. Si le sol en était pauvre, ou moins bien exposé, des ceps de vigne ou des pieds d'olivier.
Souvent, à l'abri d'une roche, la palme d'or d'un rejet de mimosa jetait sa note claire sur le fond gris-vert du ravin ...
Nous avions rejoint la route nationale, celle qui dessert les villes de la Côte.
Brusquement, Madame Pontgibaud demanda :
- Est-ce que vous pourriez me montrer l'endroit où mon mari est mort ?
Je restai quelques secondes sans répondre. Cette demande me surprenait. Les femmes n'ont pas pour habitude d'aller se promener sur les terrains déminés. Mais pouvais-je lui refuser cela?
- Oui, dis-je, mais à la condition que vous vous teniez sur le chemin.
- Pourquoi? Il Y en D encore, des mines ?
- On ne sait jamais.
La voiture stoppa.
- Restez là, Madame, recommandai-je. Je vous montrerai l'endroit.
Je me dirigeai vers le lieu de l'explosion, surface aride et brune dans le vert renaissant de la prairie. Je m'y arrêtai, et fis un signe.
Je restai là quelques secondes. Les émotions qui avaient accompagné la mort du démineur reparurent ...
Une dernière fois, je parcourus des yeux le petit espace clair où étaient demeurés, sous le ciel de l'hiver, les infimes restes de Pontgibaud.
Mon regard fut accroché par un rond de bristol, grand comme la section d'un crayon ordinaire, et qui semblait être du papier photographique. Je me baissai, le pris, le retournai :
Exactement centré dans le rond presque parfait, le visage d'une femme: Celle qui attendait sur le bord du chemin ! ... »
Au fur et à mesure que je feuillette, ce livre oublié, plein de souvenirs reviennent, et je pense à ces « oubliés » qui avaient comme insigne une tête de mort et deux tibias croisés , frappés du
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