Une petite « échappée » sur "l’homme" par un auteur bien oublié et à l'humour si particulier…
L'HOMME DE VIALATTE
L'homme serait un roseau pensant.
Disons plutôt un roseau pensif ... Ou même songeur ... Disons un salsifis songeur. Car la pensée paraît tout de même plus dense que les produits de la cervelle humaine, et le roseau est plus racé que l'homme.
Soyons sincères : l'homme est un champignon rêveur ; un concombre qui a des visions ; un salsifis qui souffre de marottes.
Où va l'homme ? De plus en plus loin.
L'homme ne saurait avoir un fils sans lui acheter un abécédaire, bientôt un casque de Martien. Pour le payer, il faut que l'homme travaille, pour être correct il doit mettre une jaquette, pour y mieux voir un lorgnon à ruban.
Résumons-nous : il se transforme en lui-même, tel que le présentent tous les manuels d'école primaire. Il attend l'autobus 28 en feutre mou.
"L'homme, dit la Bible, est en exil sur cette terre".
Et l'opinion publique ajoute : "Surtout dans le XIIIe arrondissement".
L'homme s'est, de tout temps, intéressé à l'homme.
À ce qu'il dit, à ce qu'il fait, à ce qu'il voudrait qu'il fasse. Il lui écrit des lettres anonymes, Il le traine en justice. Il "este" contre lui, comme disent les mots croisés. Il lui déclare des guerres mondiales, il le pend, il le brûle, il veut savoir ce qu'il fait, ce que mijote le voisin, ce qu'en a dit sa belle-sœur, pourquoi le mariage s'est fait, pourquoi il ne s'est pas fait, où le sous-préfet est allé en vacances, et pourquoi la chaisière a mis un chapeau neuf.
Toutes ces choses le passionnent. Il cherche à les savoir.
Telle est l'origine de la presse.
Que devient l'homme ?
On le garde encore, disait notre dernière chronique. Provisoirement. Pour la bonne bouche.
On vient même d'en retrouver un qui datait de la guerre de Cent Ans. Un Anglais. A Boissy-le-Roi. En cherchant de l'eau.
Et la locomotive de l'express 414 a rapporté sur son tampon, en gare de Nîmes, la tête d'un octogénaire dont le corps était resté en travers de la voie, à dix kilomètres de là : à Vergèze. C'était un retraité. Les gens du quai poussent des cris. Mais la tendance serait plutôt de supprimer l'homme.
Ses besoins contrarient le progrès. C'est le dernier obstacle qui reste au bonheur de l'humanité. Comme un jardin peut se passer de fleurs, l'homme peut peut-être se passer de lui-même ?
Toute la question est là. L'expérience est en cours.
(Dernières nouvelles de l’homme. Alexandre Vialatte)
Né dans un village de la Haute-Loire et chroniqueur à La Montagne, quotidien local auvergnat, Vialatte a longtemps été considéré, au mieux comme un journaliste doué, au pire comme un écrivain régionaliste, dans tous les cas comme un dilettante de la littérature.
Ceux qui le connaissent mieux savent que c'est à lui que revient le mérite d'avoir introduit Kafka en France en traduisant Le Procès (1933), Le Château (1938), L'Amérique (1946), ainsi que les nouvelles qui composent La Métamorphose (1938), La Colonie pénitentiaire (1948) et La Muraille de Chine (1950).
Vialatte a traduit aussi Thomas Mann, Nietzsche et d'autres auteurs allemands. Cette activité au service d'autres écrivains a parfois fait oublier ses grandes qualités de romancier.
(Source Universalis)
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« Je crains les êtres gonflés de certitudes. Ils me semblent tellement inconscients de la complexité des choses … Pour ma part, j’avance au milieu d’incertitudes. J’ai vécu trop d’épreuves pour me laisser prendre au miroir aux alouettes… » Hélie Denoix de Saint Marc